La lutte contre les discriminations est l’un des domaines les plus importants de la politique sociale européenne. La législation y est abondante et la jurisprudence foisonnante de telle sorte que son incidence sur les droits nationaux se fait puissamment sentir. La Cour de justice de l’Union européenne a rendu deux arrêts en date du 14 mars 2017 qui permettent de mieux appréhender la question du port du voile en entreprise.
Maître Giabbani, quel cadre juridique règlemente l’égalité de traitement et de non-discrimination des salariés?
Depuis 1997 et l’attributions de nouveaux pouvoirs en matière de non-discrimination à l’Union européenne, deux directives ont été adoptées interdisant d’une part les discriminations à raison de la race ou de l’origine ethnique et d’autre part celles qui sont fondées sur la religion, l’âge, le handicap et l’orientation sexuelle.
Au Grand-Duché du Luxembourg, la règlementation est contenue aux articles L.251-1 et suivants du code du travail. Il n’existe pas de principe général d’égalité mais seulement des critères de non-discrimination dont la religion fait partie. Autrement dit, la loi luxembourgeoise prévoit que l’employeur ne peut opérer de distinctions arbitraires en fonction de la religion de l’employé.
Peut-on dégager de grands principes d’application?
L’égalité fait partie des principes fondamentaux de l’Union européenne. Les valeurs qui sous¬tendent cette égalité sont la dignité humaine et l’autonomie personnelle. La dignité humaine suppose en effet la reconnaissance de la valeur égale de tous les individus. Quant à l’autonomie, elle exige que les individus puissent définir le cours de leur propre existence et mener celle-ci en effectuant des choix successifs entre plusieurs options valables.
Partant de là, les personnes ne doivent pas être privées par le biais de classifications suspectes d’options valables dans des domaines d’importance fondamentale pour leur existence. L’accès à l’emploi et à l’épanouissement professionnel sont d’une importance cruciale pour tout individu, non seulement parce qu’ils sont un moyen pour celui-ci de gagner sa vie, mais aussi parce qu’ils constituent un moyen important de s’accomplir soi-même et de réaliser son potentiel.
Quiconque traite de façon discriminatoire une personne appartenant à une catégorie visée par une classification suspecte prive injustement celle-ci d’options valables.
Les différences de traitement sont-elles possibles en entreprise?
Toutes les directives portant sur la lutte contre les discriminations excluent du domaine des discriminations interdites les différences de traitement fondées sur un critère prohibé, en ce qui concerne l’accès à l’emploi et à la formation qui y donne accès, lorsque, en raison de la nature des activités professionnelles particulières concernées ou du cadre dans lesquelles elles se déroulent, une telle caractéristique constitue une exigence professionnelle véritable et déterminante pour autant que son objectif soit légitime et que l’exigence soit proportionnée.
En d’autres termes, il est possible de traiter différemment des catégories de salariés dès lors que la raison d’un tel traitement apparaît comme objective, légitime et les mesures prises proportionnées au but recherché.
Il a par exemple été jugé qu’une règlementation nationale fixant à 30 ans la limite d’âge maximale de recrutement de certains pompiers était proportionnée, dans la mesure où elle est jugée appropriée à l’objectif consistant à assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement du service sur la base du constat, fondé sur des données scientifiques soumises à la Cour, que certaines tâches confiées aux pompiers concernés, telle la lutte contre les incendies, nécessitaient des capacités physiques exceptionnellement élevées.
Qu’en est-il en matière de religion?
L’application des principes est la même. Dans une première affaire rendue par la CJUE, une femme avait été engagée comme réceptionniste dans une entreprise de sécurité, donc en contact direct avec la clientèle. Cette dernière au cours de l’exécution de son contrat de travail avait décidé de porter le voile. Elle s’est vue notifier son licenciement et a porté son affaire en justice. La Cour de justice a été saisie de la question de savoir si l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constituait une discrimination directe.
La Cour a rappelé en suivant les critères précédemment énoncés, que la règle interne n’instaurait pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions religieuses et que quand bien même une telle différence de traitement ne serait pas constitutive d’une discrimination indirecte si elle était justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires.
Pour la Cour, la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients est légitime, notamment lorsque sont impliqués des travailleurs qui entrent en contact avec les clients. L’interdiction du port du voile est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité.
Il en est tout autre dans une seconde affaire aux termes de laquelle la Cour avait relevé que le critère sur lequel se reposait l’employeur pour interdire le port du voile, à savoir le souhait d’un client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique, n’était pas objectif et ne pouvait être considéré comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante.