Cour de cassation française tranche en faveur des bailleurs – Insécurité juridique subsiste au Luxembourg
Par trois arrêts du 30 juin 2022, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation française a mis un terme aux atermoiements des juges du fond en tranchant la question de l’exigibilité des loyers de la période Covid en faveur des bailleurs (1).
Cette brève est l’occasion de faire le point sur la question et de revenir sur la situation au Luxembourg, où l’incertitude demeure en l’absence, pour l’heure, d’une décision de la Cour suprême sur ce point.
I. Les divergences entre les tribunaux français avant les arrêts de la Cour de cassation française
Essentiellement trois moyens ont été invoqués en France par les preneurs au soutien de leur demande de suspension ou d’exonération de leur obligation de paiement du loyer : force majeure, perte de la chose et exception d’inexécution.
En premier lieu, la force majeure a été rapidement écartée, au motif qu’une obligation de paiement d’une somme d’argent n’est jamais constitutive d’un cas de force majeure, en vertu d’une jurisprudence constante (2) et réaffirmée dans le contexte des loyers de la période Covid (3). En second lieu, la perte de la chose, invoquée sur le fondement de l’article 1722 du Code civil au motif que la décision administrative de fermeture faisait obstacle à la jouissance définitive ou temporaire des lieux, s’analysant non pas en une perte matérielle (par ex., un incendie qui détruit un immeuble) mais juridique des lieux, a eu un certain succès (4).
En troisième lieu, l’exception d’inexécution a été invoquée au motif d’un manquement à l’obligation de délivrance du bailleur et au défaut corrélatif de jouissance paisible des lieux loués, mais sans grand succès (5).
Une grande disparité d’appréciation des juges du fond français a parfois fait dépendre l’exonération ordonnée du type d’établissement concerné, du nombre de jours de fermeture administrative et de sa position sur le territoire national. Une certaine tendance donnait gain de cause aux preneurs privés de la possibilité d’exploiter leur fonds de commerce pendant les périodes de fermeture administrative liées à la pandémie.
La Cour de cassation est venue y mettre un terme.
II. La Cour de cassation française met fin au débat et lève toute ambiguïté
Dans ses arrêts précités du 30 juin 2022, la juridiction suprême a mis fin à ces débats en tranchant en faveur des bailleurs, aux motifs que "L'effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut donc être assimilé à la perte de la chose, au sens de l'article 1722 du code civil (…) [ni] constitutive d'une inexécution par le bailleur de son obligation de délivrance"(6), et que "L’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut être d’une part, imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance, d’autre part assimilé à la perte de la chose louée, au sens de l’article 1722 du Code civil [en sorte que] l'obligation de payer le loyer n'était pas sérieusement contestable" (7) et que "L'effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut donc être assimilé à la perte de la chose, au sens de l'article 1722 du code civil, (...) que la mesure générale de police administrative portant interdiction de recevoir du public n'était pas constitutive d'une inexécution de l'obligation de délivrance (…) [et] que le créancier qui n'a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure [et] [qu’en] propos[ant] de différer le règlement du loyer d'avril 2020, (…) la bailleresse avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi "(8).
Le communiqué qui vient avec ces décisions précise que "La mesure générale et temporaire d'interdiction de recevoir du public n’entraîne pas la perte de la chose louée et n’est pas constitutive d'une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance. Un locataire n’est pas fondé à s’en prévaloir au titre de la force majeure pour échapper au paiement de ses loyers".
L’ensemble des moyens invoqués par les preneurs est ainsi balayé, précision faite que la proposition du bailleur de différer le paiement d’un seul loyer permet de caractériser sa bonne foi.
Ces arrêts sont donc favorables aux bailleurs, en raison également du fait que certains locataires ont pu bénéficier des aides publiques dont le fonds de solidarité, l’aide aux loyers et l’aide aux coûts fixes.
III. Situation au Luxembourg
On ne reviendra pas en détail sur les mesures prises par le Gouvernement pour faire face à la pandémie, sinon pour rappeler que celles-ci, qui ont touché l’ensemble des commerces dits "non essentiels", ont tout d’abord été introduites par règlement grand-ducal du 18 mars 2020 puis levées pour la plupart à compter du 26 mai 2020, suivant règlement grand-ducal du 25 mai 2020.
Le secteur de l’HORECA a quant à lui dû faire face à des contraintes spécifiques, avec des périodes de fermetures plus longues, suivies d’une ouverture aux horaires contrôlés pendant une certaine période, avant une complète levée des restrictions le 28 février 2022.
La question de l’exigibilité des loyers des commerces concernés pendant les périodes de fermeture administrative est devenue, comme en France, un sujet majeur devant les tribunaux.
Il serait souhaitable à cet égard, compte tenu des divergences de vues des juges du fond, que la Cour de cassation luxembourgeoise s’empare du sujet pour clarifier la solution.
A. Premières jurisprudences divergentes au Luxembourg
Les juges luxembourgeois n’ont pas été unanimes quant à la question de l’obligation de payer les loyers pendant la fermeture administrative.
En date du 8 décembre 2020, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg, statuant comme juridiction d’appel des jugements rendus en la matière par la justice de paix, a retenu que les locataires ne sont pas libérés de l’exécution de leur obligation consistant dans le paiement des loyers pour la période de confinement. Suivant cette décision d’appel, les juges ont retenu que les conditions de la force majeure (caractères d’extériorité, d’irrésistibilité et d’imprévisibilité) (9) n’étaient pas remplies, étant donné principalement que les mesures administratives, qui prévoyaient la fermeture du commerce, n’étaient que momentanées et non définitives (10).
En date du 30 mars 2021, concernant un restaurant-débit de boissons, les juges d’appel ont également refusé d’accorder une exonération de loyer sur le fondement de la "perte partielle", étant donné que la fermeture ordonnée ne visait pas l’immeuble en tant que tel, mais seulement l’exploitation d’un commerce en son sein, et que "Les locataires ont pu continuer à donner les chambres en sous-location, à user de l’immeuble à des fins de stockage et ils auraient, sauf preuve contraire, pu mettre en place un service de take-away", en sorte "qu'il n’y a dès lors pas de perte juridique de la chose louée en tant que telle et les locataires ne peuvent pas se prévaloir de l’article 1722 du code civil pour suspendre le paiement des loyers (…)" (11).
En date du 11 mai 2021, les juges d’appel ont de nouveau refusé d’accorder au locataire une exonération de ses loyers (12). Quant au moyen de la force majeure, ils soutenaient que "L'impossibilité d’exécution s’entend d’une véritable impossibilité, c’est-à-dire d’un obstacle insurmontable et non de simples difficultés, fussent-elles très grandes. Dès lors que le débiteur peut exécuter le contrat, le débiteur y est tenu, même si cette exécution doit être pour lui très onéreuse : on dit qu’il n’existe pas de force majeure financière, de sorte que les difficultés financières ne peuvent jamais constituer une force majeure."(13)
Quant au moyen de la perte de la chose au sens de l’article 1722 du code civil, les juges ont rappelé qu’elle doit viser la chose elle-même, objet du contrat de bail et non pas l’activité commerciale. Dans cette espèce, les juges d’appel ont donc de nouveau refusé d’accorder une exonération de loyer, étant donné que la fermeture ordonnée ne visait pas l’immeuble en tant que tel, mais seulement « l’activité de restauration sur place et de débit de boisson » et que "Les locataires ont pu continuer à user de l’immeuble, notamment à des fins de stockage de leurs marchandises et ils auraient, sauf preuve contraire, pu mettre en place un service de take-away" (14).
B. Tendance actuelle des juridictions luxembourgeoises : Réduction des loyers sur le fondement de "l'exécution de bonne foi" et de "l’abus de droit".
Suivant des décisions plus récentes rendues à partir des 28 juin (15) et 12 juillet 2021 (16), les moyens relatifs à l’exception d’inexécution, au cas de force majeure dans le chef du locataire, à la perte juridique au sens de l’article 1722 du Code civil, à la contrariété à la destination et à la perte de jouissance, aux troubles de droit et à la théorie de l’imprévision, ont tous été rejetés.
En revanche, les moyens relatifs à "l'exécution de bonne foi" et à "l'abus de droit" ont, en certaines circonstances, été retenus pour accorder au locataire une réduction du loyer (17).
C’est ainsi que désormais, du moins en instance d’appel, les juges luxembourgeois ont tendance à accorder une réduction du loyer en fonction des contraintes auxquelles les locataires ont dû faire face et en tenant compte des comportements respectifs des parties dans l’exécution de leurs baux (18).
Suivant ces jurisprudences, les juges ont toujours rappelé en premier lieu le principe que le bailleur ne commet pas d’abus de droit en exigeant le paiement du loyer complet, mais que l’exécution de bonne foi du contrat peut cependant aller jusqu’à imposer au créancier de faire preuve de modération dans l’exigence du respect de ses droits (19).
C’est ainsi que les juges ont accordé une réduction du loyer en appréciant le comportement des deux parties, pour rechercher, "s’il y a, le cas échéant, manquement à l’exécution de bonne foi ou abus de droit dans le chef du bailleur, respectivement du locataire"(20).
Suivant les juges, il convient d’éviter que le bailleur puisse rechercher un avantage hors de proportion avec la charge corrélative de l’autre partie ; ainsi, "le principe d’exécution de bonne foi des conventions devrait amener le bailleur à consentir une réduction de loyer, de sorte que les conséquences dommageables de la situation exceptionnelle ne soient pas uniquement supportées par un des contractants" (21).
Les juges ont donc estimé que "le principe d’exécution de bonne foi des conventions doit amener le bailleur à consentir une réduction de loyer, de sorte que les conséquences dommageables de la situation exceptionnelle créée pendant les périodes de fermeture totale pour les centres de fitness ne soient pas uniquement supportées par un des cocontractants, tout en faisant application de la théorie de l’abus de droit dans le chef du bailleur"(22).
Ce même raisonnement de l’exécution de bonne foi et de l’abus de droit semble être poursuivi postérieurement à ces décisions et jusqu’en 2022.
C’est ainsi que dans une décision du 16 mars 2022, le Tribunal d’arrondissement a retenu qu’il "convient d’analyser le comportement respectif de chacune des parties pour rechercher, s’il y a, le cas échéant, manquement à l’exécution de bonne foi ou abus de droit dans le chef du bailleur, respectivement du locataire" (23).
Dans cette espèce, le moyen fondé sur un prétendu manquement par les bailleurs à leur obligation de bonne foi a été rejeté au principal motif que le locataire avait complètement arrêté de payer ses loyers à partir du mois de mai 2020 jusqu’au mois de juillet 2020.
Toutefois, il est difficile, sur la base de ces récentes jurisprudences d’appel, de chiffrer la réduction du loyer, à défaut d’un mode de calcul précis sur cette question qui est laissée à l’appréciation souveraine des juges, créant ainsi une certaine insécurité juridique pour les parties en cause.
Tout comme en France, il est dès lors souhaitable, pour garantir une meilleure sécurité juridique, que la Cour de cassation luxembourgeoise soit saisie de cette question pour la clarifier définitivement.
Cédric Bellwald - Partner
Pol Steinhäuser - Partner
1 Civ. 3ème, 30 juin 2022, n° 21-19.889, 21-20.127 et 21-20.190
2 Com., 16 septembre 2014, n° 13-20.306
3 CA Paris, 7 mai 2021, n°20/15102 ; 12 mai 2021, n° 20/17489 ; 2 juin 2021, n° 20/17808 | CA Nîmes, 4 mars 2022, n° 21/01389 | CA Lyon, 13 avril 2022, n° 21/01573
4 CA Douai, 16 décembre 2021, n° 21/03259 | CA Paris, 30 mars 2022, n° 21/16710
5 CA Paris, 7 mai 2021, n° 20/15102 ; 30 mars 2022, n° 21/16714 et 21/16710 | CA Lyon, 13 avril 2022, n° 21/01573
6 Pourvoi n° 21-19.889
7 Pourvoi n° 21-20.127
8 Pourvoi n° 21-20.190
9 L’extériorité signifie que le défendeur ne peut pas s’exonérer de son propre fait et que les mesures prises par le gouvernement luxembourgeois étaient extérieures aux parties. L’irrésistibilité prend la forme d’une impossibilité absolue de l’exécution du contrat. Elle doit être totale et définitive, car une impossibilité temporaire ou partielle ne constitue pas un cas de force majeure. Il a donc été admis que le débiteur est tenu d’exécuter le contrat même si l’exécution contractuelle lui est plus onéreuse. Quant à l’imprévisibilité, elle repose sur le fait que la personne n’a pas pu prévoir un événement irrésistible et qu’on ne peut lui reprocher d’avoir pris des précautions afin de s’en prémunir.
10 TAL, 8 décembre 2020, n° TAL-2020-03617
11 TAL, 30 mars 2021, n° TAL-2020-09641
12 TAL, 11 mai 2021 n° TAL-2020-00361
13 TAL, 11 mai 2021 n° TAL-2020-00361
14 TAL, 11 mai 2021 n° TAL-2020-00361
15 TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480 ; TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-00994
16 TAL, 12 juillet 2021 n° TAL-2021-02935 et TAL-2021-03029 ; TAL, 12 juillet 2021 n° TAL-2021-04656
17 Ibid
18 Ibid
19 Ibid. ; TAL, 16 mars 2022 n° TAL-2021-07717
20 TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480, précité
21 TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-00994, précité
22 TAL, 12 juillet 2021 n° TAL-2021-02935 et TAL-2021-03029, précité
23 TAL, 16 mars 2022 n° TAL-2021-07717, précité