Dans nos précédents cahiers de MNKS (qui deviennent désormais les cahiers de PwC Legal) consacrés aux conventions d’actionnaires[1], nous avons brièvement présenté les principales clauses destinées à restreindre la cessibilité des titres d’une société, assurer le maintien de la structure de son capital et faciliter la sortie de certains de ses actionnaires dans différentes hypothèses.
Nous avons également rappelé qu’à côté de ces clauses relatives au capital de la société, il existait une autre catégorie fondamentale de clauses présentes dans la quasi-totalité des pactes d’actionnaires : les clauses relatives à l’exercice du pouvoir au sein de la société, elles-mêmes réparties schématiquement en deux sous-catégories étant :
d’une part les clauses tendant à personnaliser le fonctionnement des organes dans la société ; et
d’autre part les clauses tendant à contrôler l’exercice par certains actionnaires de leurs droits de vote ou de leur influence sur la société.
Ce cinquième cahier de PwC Legal consacré aux conventions d’actionnaires se concentrera exclusivement sur cette dernière sous-catégorie de clauses, qui touchent directement ou indirectement à l’exercice par les actionnaires d’une société de droit luxembourgeois de leurs droits politiques. Comme toujours, il ne traitera de ces clauses que dans les sociétés anonymes et les sociétés à responsabilité limitée.
Les principales clauses portant sur le droit de vote en droit luxembourgeois sont les engagements de vote[2], les clauses de limitation de la puissance votale, les clauses de mandats irrévocables de vote, les clauses de vote double ou plural et les clauses de cession du droit de vote.
Les clauses d’engagements de vote sont des clauses par lesquelles un actionnaire d’une société s’engage à voter dans un sens déterminé ou également selon certains auteurs à s’abstenir de voter. Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 10 août 2016 ayant réformé la loi du 10 août 1915 sur les sociétés commerciales (ensemble la « LSC ») aucune disposition légale ne consacrait directement la validité de telles clauses. Cette dernière a par conséquent été discutée de manière relativement longue et vive en doctrine, avant d’être progressivement confirmée par la jurisprudence à conditions en substance que ces engagements de vote (a) ne suppriment pas totalement et durablement le droit pour l’actionnaire de participer aux délibérations sociales, (b) ne soient pas contraires à l’intérêt social et (c) soient exempts de toute idée de fraude.
Ces débats sont en principe aujourd’hui clos, puisque la loi du 10 août 2016 précitée reconnait désormais expressément que « l’exercice du droit de vote peut faire l’objet de conventions entre [actionnaires/associés] »[3]. La liberté de conclure de telles conventions de vote n’est cependant pas devenue absolue pour autant. En effet, restent nuls et entraînent de surcroît la nullité des décisions prises à moins qu’ils n’aient eu aucune incidence sur le résultat du vote intervenu, les engagements de vote (a) qui sont contraires aux dispositions de la LSC ou à l’intérêt social, (b) par lesquelles un actionnaire s’engage à voter conformément aux directives données par la société, par une filiale ou encore par l’un des organes de ces sociétés ou (c) par lesquelles un actionnaire s’engage envers les mêmes sociétés ou les mêmes organes à approuver les propositions émanant des organes de la société.
Les conditions de durée, étendue de l’objet de l’engagement de vote et conformité à tout moment de ce dernier avec l’intérêt social, qui prévalaient antérieurement en matière de validité des conventions de vote, sembleraient par contre avoir été abandonnées (bien qu’il soit peut-être encore un peu tôt pour oser l’affirmer sans réserve). Par exemple, le praticien qui n’affecterait pas un engagement de vote d’une durée déterminée gardera au moins à l’esprit le fait que tout engagement à durée indéterminée peut en principe toujours être résilié moyennant la simple notification d’un préavis raisonnable…
Les clauses de limitation de la puissance votale sont des clauses par lesquelles un ou plusieurs actionnaires d’une société s’engage(nt) à limiter le nombre de voix dont il(s) dispose(nt) en assemblée générale. Elles tendent généralement à « rendre le processus décisionnel plus démocratique en pondérant l’importance du capital et en atténuant l’aspect censitaire du suffrage »[4],[5] Elles peuvent toutefois aussi s’envisager dans certains cas comme un mécanisme de défense contre les offres publiques d’acquisition hostiles[6].
Parfaitement valables dans les sociétés anonymes de droit belge[7] moyennant le respect de certaines conditions[8], la validité des clauses limitant la puissance votale[9] semble nettement plus incertaine (pour ne pas dire totalement exclue) au Grand-Duché de Luxembourg. En effet, bien que ni le législateur, ni la jurisprudence ne se soient à notre connaissance expressément prononcés sur la validité de telles clauses, la doctrine semble actuellement les considérer de manière quasi-unanime comme illicites en raison de leur contrariété à l’article 450-1 (5) de la LSC. Cette doctrine réfractaire à ces clauses peut en outre, depuis les discussions relatives au projet de loi ayant mené à la dernière réforme de la LSC[10], s’appuyer sur les travaux parlementaires du projet de loi 5730 qui avaient envisagé d’introduire expressément une possibilité de limiter le droit de vote dans les sociétés de droit luxembourgeois, avant que celle-ci ne soit finalement retirée à la suite d’un amendement gouvernemental jugeant l’introduction d’une limitation à la puissance votale (même facultative) inopportune.
D’aucuns pourront toutefois trouver cette opinion gouvernementale sur les clauses de limitation de puissance votale quelque peu surprenante puisque, dans le même temps, la loi du 10 août 2016 a parallèlement expressément permis, tant dans les sociétés anonymes que dans les sociétés à responsabilité limitée, des renonciations désormais extrêmement larges aux droits de vote...
Les clauses de mandats irrévocables de vote sont, comme leur nom l’indique, des clauses par lesquelles un actionnaire donne un mandat irrévocable à un autre actionnaire ou le cas échéant à un tiers pour exercer tout ou partie de ses droits de vote. La licéité de telles clauses est fortement discutée en doctrine. Principalement au regard de l’article 2004 du Code civil qui dispose notamment que « le mandant peut révoquer sa procuration quand bon lui semble […] ». La doctrine semblerait toutefois pencher aujourd’hui majoritairement en faveur de la validité de telles clauses, au motif notamment que l’article 2004 du Code civil ne serait pas d’ordre public (sauf dans certains cas particuliers). Paradoxalement, tout en affirmant la validité de ces clauses, une partie de cette même doctrine rappelle cependant que leur seul effet est de faire peser une obligation de responsabilité du mandant en cas de révocation. En d’autres terme, comme le résume un auteur, « même stipulée irrévocable, un mandat de vote peut donc toujours être révoqué ». Le juriste comprendra certainement la subtile différence qui fait ainsi dire à certains auteurs[11] que « l’irrévocabilité est une réalité […] car elle a un prix ». Mais qu’en est-il de l’actionnaire en recherche d’une solution pragmatique et efficace pour faire respecter les accords pris par ses cocontractants sous un pacte d’actionnaires ?
La jurisprudence luxembourgeoise, certes limitée, semble également plutôt favorable à reconnaître la licéité des mandats irrévocables conférés par un actionnaire à un autre actionnaire ou à un tiers[12]. Pour maximiser les chances d’en voir reconnaître les effets, le praticien veillera prudemment à tout le moins à le limiter dans le temps et/ou quant aux décisions concernées, tout le monde semblant au moins s’accorder sur le fait qu’un mandat à durée illimitée serait nul. Il pensera également, dans la mesure du possible, à présenter sa clause de mandat irrévocable comme un mandat d’intérêt commun.
Les clauses de vote plural sont des clauses qui confèrent plus d’un vote à l’actionnaire qui détient une action, avec généralement pour objectif de garantir la permanence de la gestion ou de la direction de la société concernée. Par essence, elles entrainent une dérogation au principe « une action – un vote » prévu par l’article 450-1 de LSC en ce qui concerne les sociétés anonymes et à l’article 710-19 de la LSC pour les sociétés à responsabilité limitée. Compte tenu de l’existence de ce principe - jugé d’ordre public - les clauses de vote plural sont unanimement jugées illicites en droit luxembourgeois. Dommage, dans un contexte de concurrence du droit des sociétés, quand on sait que la réforme du code des sociétés belges devrait dès 2019 autoriser expressément ces clauses dans les sociétés anonymes non cotées et les sociétés à responsabilité limitée. Mais rappelons à tout le moins que la doctrine semble heureusement admettre majoritairement que si de telles clauses ne sont pas valables lorsqu’elles concernent des actions ou parts sociales, elles le sont a priori lorsqu’elles concernent des parts bénéficiaires.
Les clauses de vote double ont quant à elles pour objectif plus spécifique de tenter d’assurer un actionnariat stable à une société, en conférant un double vote aux actions détenues par certains actionnaires s’inscrivant dans la durée de la vie de la société. Ces clauses ont pour objectif d’encourager l’investissement à long terme. Tout comme les clauses de vote plural, ces clauses entraînent une dérogation évidente au principe « une action – un vote ». Le projet de loi 5730 avait toutefois proposé d’introduire la possibilité expresse de prévoir un droit de vote double par les statuts ou par une assemblée générale extraordinaire d’une société à des actions entièrement libérées pour lesquelles il aurait été justifié d’une inscription nominative depuis deux ans au moins au nom du même actionnaire. Hélas, cette proposition n’a finalement pas été retenue, le Conseil d’Etat s’y étant opposé au motif qu’un tel droit de vote double heurterait un principe général du droit des sociétés selon lequel, dans les sociétés de capitaux, le droit de vote serait attaché à l’action et non pas à la personne de l’actionnaire. Une objection certes respectable mais que ne semble à nouveau manifestement pas avoir eu la Belgique qui devrait également confirmer expressément la validité de ces clauses à certaines conditions dès 2019 (si son projet de réforme du code des sociétés est adopté).
Les clauses de cession du droit de vote tendent enfin à permettre aux actionnaires de céder leur droit de vote indépendamment du titre. La validité de ces clauses est controversée. Une partie de la doctrine estime que de telles clauses seraient illicites au motif essentiellement que le droit de vote serait une prérogative d’ordre public attachée au statut d’associé et donc une prérogative incessible. Les auteurs partageant cette position soutiennent que le droit de vote est l’accessoire du droit social et qu’il garantit à l’actionnaire la rémunération du risque qu’il prend en étant actionnaire. Ils considèrent que l’incessibilité se justifie par la protection de l’actionnaire, qui en cas de cession perdrait la garantie de la protection de ses intérêts.
Une autre partie de la doctrine considère a contrario que ces clauses seraient valables. Selon cette doctrine aucun texte n’interdit la cession du droit de vote, en sorte qu’il s’agirait tout comme les autres droits attachés à l’action d’un droit propre à l’associé qui pourrait librement en disposer. Ce courant de la doctrine peut désormais se prévaloir de la dernière réforme de la LSC pour appuyer sa thèse. En effet, avec la réforme de la LSC intervenue en 2016 le législateur a en effet largement affaibli le caractère essentiel et sacré du droit de vote. Notamment en autorisant les actions sans droit de vote sans qu’il ne soit encore nécessaire d’y attacher des droits financiers privilégiés, la suspension par l’organe de gestion du droit de vote de certains actionnaires défaillants ou encore la renonciation par les actionnaires à tout ou partie de leur droit de vote.
Hélas, ni le législateur, ni la jurisprudence n’ont cependant encore définitivement tranché à ce jour les débats quant à la validité de ce type de clause.
[1] Ce vocable visant bien entendu toute convention conclue entre « actionnaires » ou « associés »d’une société.
[2] Egalement désignées en doctrine sous le vocable de « pactes de votation » ou « conventions de vote ».
[3] Articles 450-2 et 710-20 de la LSC.
[4] Yves De Cordt, « Le Droit de vote », in Le Statut des Actionnaires (SA, SPRL, SC) – Questions spéciales, CUP, vol. 89, Bruxelles, Larcier, 2006, page 27.
[5] En aboutissant, le cas échéant, jusqu’à aboutir à remplacer le principe « une action une voix » par le principe « un actionnaire une voix ».
[6] En plafonnant le droit de vote des actionnaires pour garantir le contrôle des actionnaires historiques.
[7] L’article 544 du Code des sociétés prévoyant que les statuts peuvent « limiter le nombre de voix dont chaque actionnaire dispose dans les assemblées à condition que cette limitation s’impose à tout actionnaires quels que soit le nombre de titres pour lesquels il prend part au vote ».
[8] Telles que leur insertion dans les statuts de la société, leur application à l’ensemble des actionnaires et leur application à tous les titres conférant le droit de vote.
[9] Que la doctrine luxembourgeoise s’étant intéressé au sujet classe généralement en « clauses de plafonnement » et « clauses d’ajustement »
[10] Projet de loi n° 5730 portant modernisation de la loi modifiée du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales et modification du Code civil et de la loi modifiée du 19 décembre 2002 concernant le registre de commerce et des sociétés ainsi que la comptabilité et les comptes annuels des entreprises
[11] P. SANTER et L. GOLDEN, L’irrévocabilité du mandat : Mythe ou réalité, in Le Bicentenaire du Code civil, p. 412.
[12] Voir en ce sens les références cités par : P. SANTER et L. GOLDEN, L’irrévocabilité du mandat : Mythe ou réalité, in Le Bicentenaire du Code civil, p. 394 et suivantes.