Protection de la vie privée au travail : lecture de la correspondance privée des salariés
Une décision du Tribunal correctionnel de Luxembourg du 20 mars 2014 rendue par la XIIème chambre correctionnelle avait provoqué une petite révolution au sein de la communauté luxembourgeoise. En effet, cette décision prenait le contre-pied de la jurisprudence traditionnelle en matière de protection de la vie privée au travail en admettant qu'un employeur pouvait lire les e-mails privés de ses salariés. Qu'en est-il finalement ?
Le principe
La protection de la vie privée en droit luxembourgeois est garantie par la loi modifiée du 2 août 2002 relative à la protection des personnes à l'égard du traitement des données à caractère personnel et par la loi modifiée du 30 mai 2005 relative aux dispositions spécifiques de protection de la personne à l'égard du traitement des données à caractère personnel dans le secteur des communications électroniques.
En principe, tout courriel entrant ou sortant depuis l'ordinateur d'un salarié est présumé être reçu ou envoyé dans le cadre de la relation professionnelle. Cependant, le message peut avoir le caractère d'une correspondance privée et il est alors couvert par le secret des correspondances, ce secret étant réputé inviolable (à partir du moment où le courrier est marqué comme privé). A cet égard, la Commission Nationale pour la Protection des Données (C.N.P.D.) précise que l'employeur ne peut pas ouvrir les courriers électroniques personnels de ses salariés, sous peine de violer le secret des correspondances, ce qui constitue une infraction pénale *. L'employeur qui porte volontairement atteinte à l'intimité de la vie privée de ses salariés s'exposerait, en effet, à une peine d'emprisonnement de huit jours à un an et/ou d'une amende de 251 à 5.000 euros.
Notons toutefois que le principe du secret des correspondances a ses limites et peut être levé dans le cadre d'une instruction pénale ou par une décision de justice.
L'employeur peut-il lire la correspondance privée de ses salariés ?
Dans la décision du Tribunal correctionnel précitée, la salariée licenciée avait attaqué son ancien employeur pour avoir ouvert des e-mails à caractère privé pendant sa dispense de préavis et réclamé des dommages et intérêts. Les droits de la plaignante auraient ainsi été violés suite à l'ouverture de trois e-mails par l'employeur. Le premier courriel ne contenait aucun titre, le deuxième était intitulé « Privé - Drink Nouvel an » et le dernier courriel portait la mention « Private confidential ».
Pour chacune de ces correspondances, le Tribunal avait, de manière surprenante, acquitté l'employeur, précisant que (i) les correspondants de la salariée étaient à chaque fois des sociétés avec lesquelles l'employeur entretenait des relations professionnelles (ii) qu'il était légitime que l'employeur eût pu penser qu'il s'agissait d'e-mails professionnels et, que (iii) l'ouverture de ces e-mails avait pour but d'assurer le suivi et la continuité du travail. En conséquence, le Tribunal avait estimé qu'il existait un doute quant à l'intention de l'employeur de vouloir intentionnellement violer la loi.
La salariée a interjeté appel contre cette décision qui a été réformée partiellement par la chambre correctionnelle de la Cour d'appel à travers son arrêt du 28 avril 2015 n°159/15V.
Alors qu'en première instance l'avocat général s'en était remis à la « sagesse du Tribunal », il n'en fut pas de même en instance d'appel. Il a en effet critiqué la décision de première instance car elle ouvrirait la boîte de Pandore en refusant d'appliquer strictement le droit relatif à la protection de la vie privée.
La Cour d'appel a suivi l'opinion du Ministère Public en condamnant la société et un des dirigeants à hauteur de EUR 500 chacun.
Ainsi, l'argument de l'employeur tendant à contester le caractère privé des courriels a été partiellement rejeté par la Cour en ce qu'aucun doute ne pouvait subsister quant à la nature privée de l'e-mail portant la mention « Private confidential ».
La Cour a d'ailleurs dit pour droit que « la simple transgression de la loi par ceux qui ont consulté le message en cause implique leur intention coupable », contrairement au Tribunal de première instance qui avait retenu le doute quant à l'intention des prévenus de vouloir intentionnellement violer la loi pour ne pas retenir d'infraction à leur charge.
Toutefois, les juges d'appel ont confirmé le caractère non privé du courriel sans objet ainsi que du courriel ayant pour objet « Privé - Drink Nouvel an » compte tenu de l'ambiguïté de son intitulé et de son contenu. L'argumentation de la Cour à l'égard du courriel « Privé - Drink Nouvel an » semble quelque peu paradoxale en ce qu'elle retient que « ni l'intitulé [...] ni son contenu » ne permettent de conclure au caractère privé du message. Or, analyser le contenu d'un courriel pour déterminer s'il est de nature privée revient à réduire à néant la protection des salariés à l'égard du traitement des données à caractère privé. De plus, la mention « privé » devrait être en soi suffisante pour établir la nature privée de l'e-mail. Quant à l'argumentation concernant le courriel intitulé « Private confidential », la Cour nous semble confondre la notion de confidentialité avec celle de « privé » . La Cour soutient en effet que c'est la mention « confidential » qui confirme la nature privée de cet e-mail. Or, force est de constater que la confidentialité fait partie intégrante du monde des affaires et qu'elle n'implique pas nécessairement un caractère privé.
En outre, les accusations d'atteinte à la vie privée et au secret de la correspondance ont également été rejetées au motif que l'article 2 (3) de la loi du 11 août 1982 concernant la protection de la vie privée était d'application tricte et que l'ouverture d'un e-mail ne pouvait être assimilé à « un message expédié ou transmis sous pli fermé », contrairement à ce qu'a pu retenir la jurisprudence française en la matière.
Ainsi, bien que l'attitude coupable de son employeur ait été admise, la salariée a été déboutée de sa demande en paiement de dommages et intérêts.
Mesures préventives et recommandations
Cette jurisprudence précise qu' « une éventuelle interdiction par l'employeur d'une utilisation privée de la messagerie électronique ne confère pas pour autant à tous les courriels personnels la qualité de courriels professionnels ». Puisqu'il est parfois difficile de distinguer les e-mails professionnels des e-mails privés, il est possible d'avoir recours à certaines techniques préventives pour limiter le risque de violer la correspondance privée. Ainsi, il est par exemple possible d'instaurer une double-boîte de messagerie permettant d'opérer plus facilement cette distinction entre correspondance privée et professionnelle.
En outre, l'employeur averti veillera à demander au préalable une autorisation de la C.N.P.D. pour le cas où il souhaiterait recourir à une surveillance accrue des courriers électroniques de ses salariés, et ce, afin (i) de permettre la continuité des activités en cas d'absence d'un des salariés,
(ii) de protéger ses intérêts économiques, commerciaux et financiers (en prévenant notamment toute divulgation de données confidentielles ou tout acte de concurrence déloyale, etc.) et (iii) d'assurer la sécurité du système informatique.
A cet égard, cette dernière recommande que l'employeur qui souhaite mettre en place un système de surveillance sur le lieu de travail ait tout d'abord recours à des moyens préventifs comme des logiciels permettant de cibler le courrier suspect afin de limiter l'intrusion de l'employeur dans la sphère privée de ses salariés. Le contrôle du courrier électronique devrait alors se faire dans une première phase sur base de données de trafic et de journalisation (i.e. le volume, la fréquence, la taille, le format des pièces jointes). Ces informations sont de préférence d'abord contrôlées sans identifier la personne concernée. Si des irrégularités sont constatées, l'employeur peut, dans une seconde phase, passer à l'identification des personnes concernées.
Enfin, en cas de départ du salarié, la C.N.P.D. estime que l'employeur doit lui offrir la possibilité de copier les messages électroniques et autres documents de nature privée sur un support privé, puis de les effacer des serveurs de l'entreprise.
***
En résumé, l'arrêt de la Cour d'appel fait donc écho à la jurisprudence traditionnelle protectrice de la vie privée du salarié en refusant de suivre dans son intégralité le raisonnement du Tribunal correctionnel de Luxembourg. Toutefois, cet arrêt semble relever plus du compromis entre les intérêts des salariés et des employeurs que d'une véritable prise de position. Il reste désormais à savoir si l'employeur formera un pourvoi en cassation contre cet arrêt.