« L’intégration des économies et des marchés nationaux a connu une accélération marquée ces dernières années, mettant à l’épreuve le cadre fiscal international conçu voilà plus d’un siècle. Les règles en place ont laissé apparaître des fragilités qui sont autant d’opportunités pour des pratiques d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices. »
Ces mots employés par l’OCDE1 dans son rapport sur les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie publié le 22 décembre 20202 semblent refléter les maux que cette même numérisation pose aujourd’hui à un système fiscal international dont l’OCDE essaye d’entamer une profonde refonte depuis les années 20003 avec notamment l’avènement du projet BEPS4.
Plus précisément, la dématérialisation des relations économiques internationales apparaît distendre le cadre fiscal international de deux manières :
- Les règles fiscales en vigueur prévoient qu’il n’est possible, pour un Etat, d’imposer les bénéfices d’une entreprise étrangère réalisés sur son territoire que si cette même entreprise y dispose d’une présence physique. Or, la numérisation conduit un accroissement substantiel de l’immatérialité des présences, et donc, à l’impossibilité pour l’Etat d’imposer les profits sur son territoire.
- La plupart des Etats n’imposent que les bénéfices des entreprises de source nationale et non étrangère en partant du principe que les bénéfices des entreprises étrangères sont imposés là où ils sont réalisés. Or, ces bénéfices étrangers sont souvent délocalisés dans des juridictions à faible fiscalité tandis que les crises diverses (type Covid 19) mettent toujours plus à l’épreuve les finances publiques.
C’est dans ce contexte général que, récemment, les ministres des Finances du G205 réunis les 9 et 10 juillet 2021 à Venise avaient donné leur feu vert à un accord négocié sous l’égide de l’OCDE, lequel a été approuvé le 8 octobre6 par 136 pays et juridictions membres du cadre inclusif OCDE/G207 puis confirmé lors d’un nouveau sommet du G20 tenu à Washington le 13 octobre dernier.
En substance, cet accord entend « faire en sorte que les grandes entreprises multinationales (les « EMN ») paient des impôts là où elles exercent des activités et génèrent des bénéfices, tout en renforçant la sécurité juridique et la stabilité du système fiscal international. »8.
A cette fin, le projet est structuré autour de deux grands piliers :
- Le premier pilier vise à permettre une répartition plus équitable des bénéfices et des droits d’imposition entre pays concernant les EMN par une prise en compte de la numérisation de l’économie dans le cadre de la répartition du pouvoir d’imposer.
- Le second pilier vise à encadrer la concurrence en matière d’impôt sur les bénéfices des sociétés en introduisant un impôt minimum mondial de 15% pour venir limiter les optimisations fiscales reposant sur la délocalisation des profits dans des Etats ou juridictions à faible fiscalité.
Bien que les règles soient encore en cours d’élaboration, cette réforme aura lieu demain à l’échelle fiscale internationale puisqu’il est prévu que les membres du cadre inclusif OCDE/G20 conviennent dès maintenant d’un plan de mise en œuvre qui puisse être transposé, sur base d’un instrument multilatéral, en 20229, pour une entrée en vigueur prévue en 2023.
Considérant ce qui précède, il apparait pertinent de dresser une esquisse juridique de ce que seraient les règles portées par le premier pilier (I) et le second pilier (II) de cette réforme fiscale dont l’OCDE espère qu’elle permette un réalignement de la fiscalité avec ses enjeux contemporains.
> Le premier pilier : vers une nouvelle règle de répartition des bénéfices ?
A titre liminaire, le premier pilier aura vocation à s’appliquer, par principe, aux EMN dont le chiffre d’affaires mondial dépasse 20 milliards d’euros10 et dont la rentabilité11 est supérieure à 10%. Cette règle devrait toucher une centaine d’entreprises et permettrait de réattribuer plus de 100 à 240 milliards de dollars de bénéfices aux juridictions de marché chaque année12.
Dans ce champ d’application, une règle spéciale de nexus13 permettrait d’attribuer entre 20% et 30% du bénéfice résiduel14 aux juridictions de marché15 suivant une clé de répartition fondée sur le chiffre d’affaires dès lors que l’EMN visée réalise dans ces juridictions au moins 1 million d’euros de recettes16.
Pour ce que l’OCDE considère comme de « petites juridictions »17, le seuil déclenchant l’application de ladite règle serait fixé à 250 000 euros de recettes.
D’aucuns pourraient s’interroger, à juste titre, sur l’allocation à une juridiction de marché de bénéfices résiduels qui auraient été, par application de mesures unilatérales18, déjà taxés par cette dernière.
Pour répondre à cela, l’OCDE précise que sera érigé un régime de protection applicable aux bénéfices des activités de commercialisation et de distribution, lequel aura pour objet de plafonner les bénéfices résiduels ainsi attribués19 et qui devrait par la même occasion aboutir à une suppression progressive desdites mesures unilatérales.
Dans cette même idée de protection des EMN visées, l’OCDE prévoit de mettre en œuvre des mécanismes de prévention des différends obligatoires et contraignants visant à éviter les cas de double imposition20.
> Le second pilier : vers une imposition minimale mondiale des bénéfices d’entreprise ?
A titre liminaire, le second pilier comprend, en son sein, deux corpus de règles distinctes. Ces règles devraient toucher plusieurs centaines d’entreprises et générer environ 150 milliards de recettes fiscales mondiales supplémentaires par an21.
Concernant le premier corpus de règles, il s’agit de deux règles nationales interdépendantes dites ensembles « GloBE »22 :
- une règle d’inclusion du revenu dite « RDIR » consistant à assujettir une entité mère à un impôt supplémentaire portant sur le revenu faiblement imposé d’une entité constitutive.
- une règle relative aux paiements insuffisamment imposés dite « RPII » refusant la déductibilité ou requérant un ajustement équivalent lorsque le revenu faiblement imposé d’une entité constitutive n’est pas assujetti à l’impôt au titre d’une RDIR.
Une fois adoptées, ces règles devraient s’appliquer aux EMN réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros conformément à l’Action 13 BEPS23. Le taux d’imposition minimum effectif utilisé aux fins de la RDIR et de la RPII sera d’au moins 15%.
En d’autres termes, dans le cadre de la RDIR, l’assujettissement supplémentaire de l’entité mère devrait s’opérer à hauteur de la différence entre le taux effectif pratiqué dans la juridiction de localisation de l’entité faiblement imposée et ledit taux effectif de 15%.
Dans le cas de la RPII, il faudrait alors que l’imposition effective du revenu dérivé du paiement soit d’au moins 15% à défaut de quoi la déductibilité dudit paiement devrait pouvoir être refusée.
Pour finir, l’OCDE prévoit d’insérer des causes d’exclusion des GloBE visant, notamment, certains secteurs d’activité dont les banques, fonds de pension et fonds d’investissement24.
Concernant le second corpus de règles, le second pilier prévoit une règle conventionnelle d’assujettissement à l’impôt dite « RAI »25 aux termes de laquelle les juridictions de la source du revenu disposeront d’un droit d’imposition limité sur certains paiements entre parties liées imposés à un taux inférieur au taux minimum26.
Résultant de tout ce qui précède, s’il semble toujours délicat de se prononcer sur des mesures non encore établies définitivement, il ne fait plus l’ombre d’un doute que la réforme dernièrement souhaitée par les membres du cadre inclusif de l’OCDE et du G20 verra le jour.
A ce titre, le Luxembourg pourrait trouver une forme d’intérêt à l’entrée en vigueur de l’accord, notamment en tant que juridiction de marché au titre du Pilier I, voir en tant qu’Etat disposant d’un taux d’imposition effectif des bénéfices des sociétés supérieur à 15% au titre du pilier II27.
En tout état de cause, il sera intéressant de suivre l’évolution des règles telles que décrites aujourd’hui avec les règles telles qu’elles entreront en vigueur en 2023, puis de voir si l’OCDE, abaissera progressivement les seuils d’application prévus par l’accord du projet une fois que ce dernier sera entré en vigueur.
1. Organisation de coopération et de développement économiques.
2. « Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie – Evaluation d’impact économique », 22 décembre 2020, Les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie – Évaluation d’impact économique: Cadre inclusif sur le BEPS | fr | OCDE (oecd.org).
3. Pour une chronologie des dates clés en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, voir la page 16 du projet OCDE/G20 « relever les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie », juillet 2021.
4. Le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) désigne un ensemble de recommandations proposées par l’OCDE dans le cadre du projet OCDE/G20, pour une approche internationale coordonnée de la lutte contre l’évasion fiscale de la part des entreprises multinationales, https://www.oecd.org/fr/ctp/beps-actions-2014.htm
5. Le G20 est un groupe international rassemblant les principales économies mondiales.
6. Voir “Déclaration sur une solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie » Déclaration sur une solution reposant sur deux piliers pour résoudre les défis fiscaux soulevés par la numérisation de l'économie – 1 juillet 2021 (oecd.org).
7. Pour une définition de la composition et des missions du cadre inclusif voir ; À propos de BEPS et du Cadre inclusif - OCDE (oecd.org).
8. Objectif lui même fixé par l’OCDE dans son article « 130 pays et juridictions adhèrent à un nouveau cadre ambitieux pour la réforme du système fiscal international » 130 pays et juridictions adhèrent à un nouveau cadre ambitieux pour la réforme du système fiscal international - OCDE (oecd.org).
9. L’OCDE avait déjà utilisé une convention multilatérale (la MLI) pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir la BEPS.
10. Etant précisé que le seuil de chiffre d’affaires devrait progressivement être abaissé à 10 milliards d’euros.
11. C’est-à-dire le ratio bénéfice avant impôt/chiffre d’affaires.
12. Page 10 du rapport de juillet 2021 précité.
13. Voir définition lexique OCDE “Often a requirement in tax law for determination of taxability or deductibility” https://www.oecd.org/fr/ctp/glossaryoftaxterms.htm
14. Le bénéfice résiduel correspond, pour les EMN dans le champ d’application, au bénéfice au-dessus du seuil de rentabilité de 10%.
15. Juridictions dans lesquelles les biens ou services sont finalement utilisés ou consommés.
16. Aux juridictions dans lesquelles les biens ou services sont finalement utilisés ou consommés.
17. Juridictions dont le PIB est inférieur à 40 milliards d’euros.
18. Ex : taxe française sur les services numériques.
19. En l’état, aucune information supplémentaire n’a été communiquée quant aux éléments structurant cette règle de protection.
20. Notamment en cas de prix de transfert et bénéfices commerciaux.
21. Page 11 du rapport de juillet 2021 précité.
22. Règles globales de lutte contre l’érosion de la base d’imposition.
23. L’action 13 BEPS a trait aux instructions relatives à la déclaration pays par pays (Country-by-Country Reporting).
24. Ces secteurs sont considérés comme ne faisant pas partie du problème soit parce que les bénéfices sont déjà liés au lieu où ils sont réalisés, soit parce que l’activité en question bénéficie d’un régime spécial en raison de sa nature propre.
25. Règle d’assujettissement à l’impôt.
26. Le taux minimum de la RAI devrait être compris, selon l’OCDE, entre 7.5 et 9%.
27. A ce titre, l’Observatoire européen de la fiscalité estime que la réforme à venir au titre du Pilier II devrait rapporter environ 6 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires au Grand-Duché.