On s’en souvient, la proclamation de l’état de crise lié au Covid-19 par le règlement grand-ducal du 18 mars 2020 et l’interdiction corrélative d’un certain nombre d’activités accueillant du public avaient provoqué de nombreux débats sur l’exigibilité des loyers commerciaux pendant cette période[1] : les locataires devaient-ils régler leur loyer malgré les contraintes sans précédent qui pesaient sur eux ? Les bailleurs, non responsables de ces mesures, devaient-ils en supporter les conséquences ? Quid des périodes de restrictions partielles ?
Après avoir résumé les principales questions soulevées par cette problématique, nous nous étions ensuite fait l’écho d’une des premières décisions en la matière, obtenue par notre étude et rendue par le Tribunal de Paix de Luxembourg le 29 juillet 2020, condamnant le locataire à payer les loyers correspondant à la période de fermeture administrative du 18 mars au 11 mai 2020. Le juge estimait que les mesures gouvernementales avaient, à l’égard du bailleur, un caractère de force majeure, l’exonérant ainsi de tout manquement à son obligation de délivrance. Cette position fut ensuite reprise dans une autre décision datée du 17 décembre 2020.
Cette jurisprudence laissait cependant un certain nombre de questions sans réponse. Et en effet, les décisions subséquentes, bien que toujours rendues par le Tribunal de paix de Luxembourg, ne suivirent pas la même voix.
Ainsi, par plusieurs jugements rendus les 13, 14 et 21 janvier 2021, le même Tribunal aboutissait à des conclusions opposées : estimant sur la base de l’article 1722 du Code civil[2], qualifié de déclinaison de la théorie des risques, qu’une fermeture administrative totale aboutissait à une perte temporaire de la chose louée, le juge exonérait les locataires du règlement des loyers durant ces périodes[3], et ce même dans le cas où ils restaient en mesure d’exercer partiellement leur activité (par exemple par le biais de ventes en « click and collect »).
Dans ces décisions, il a ainsi été considéré que dans la mesure où ce n’est pas l’activité du preneur qui était interdite mais bien l’accueil du public, c’est l’immeuble lui-même qui était affecté : il y avait donc bien perte partielle de la chose louée.
S’agissant des restrictions ayant frappé les commerces en-dehors des périodes de fermeture stricte, le Tribunal a cependant estimé que les loyers restaient dus en leur intégralité : le bien loué n’étant plus frappé par une mesure de fermeture obligatoire, aucune perte de jouissance ne pouvait plus être invoquée par les locataires et ce quelle que soit l’ampleur des restrictions, dès lors que l’ouverture restait possible.
Le Tribunal avait également rejeté les arguments relatifs à un éventuel abus de droit du bailleur, qui restait fondé à réclamer les loyers. L’invocation de l’équité et de la situation financière des locataires n’a pas trouvé davantage d’écho auprès des magistrats, qui ont estimé qu’il ne pouvait pas être porté atteinte aux obligations essentielles des parties résultant du contrat de bail, et que le chiffre d’affaires n’a aucun lien avec le loyer.
Les médias s’étaient largement fait l’écho de ces décisions, les présentant comme des décisions importantes pour les droits des locataires, sans cependant s’attarder sur le fait que dans tous les cas, les tribunaux avaient résilié les baux, dont les incidents de paiement de la part des locataires ne se limitaient pas aux périodes de confinement strict.
Quoi qu’il en soit, une consécration de la théorie des risques et de la perte partielle de la chose louée semblait émerger de ces jugements. Mais s’agissant de décisions de première instance, il restait à attendre de voir ce qu’il adviendrait d’éventuels recours.
Or, précisément, le Tribunal d’arrondissement, saisi en appel de plusieurs des jugements rendus en première instance, a donné ces derniers mois de nouveaux éléments de réponse sur la position du juge luxembourgeois, prenant souvent le contre-pied des décisions rendues en première instance.
Ainsi, dans la première de ces décisions datée du 30 mars 2021[4], concernant un restaurant-débit de boissons, les juges d’appel ont refusé d’accorder une exonération de loyer sur le fondement de la perte partielle. En effet, ils ont estimé que la privation au sens de l’article 1722 doit toucher la chose elle-même. Or, selon eux, les interdictions ordonnées ne visaient que les activités susceptibles de faciliter la propagation du Covid-19 : partant elles visaient bien l’exploitation, et non pas l’immeuble en tant que tel. Les juges ont par ailleurs souligné que le locataire a pu continuer à utiliser l’immeuble à fins de stockage et aurait pu mettre en place un service de vente à emporter.
Ce principe sera confirmé dans une deuxième décision rendue le 11 mai 2021[5]. Les juges d’appel semblaient donc se diriger vers une plus grande rigueur et on pouvait imaginer qu’ils condamneraient à l’avenir les locataires à l’intégralité du paiement des loyers, ayant rejeté le principal fondement retenu par les juges de première instance pour les en exonérer.
Et pourtant, par plusieurs décisions rendues notamment les 28 juin[6] et 12 juillet 2021[7], le Tribunal d’arrondissement allait une nouvelle fois innover, non pas en revenant aux solutions initiales rendues en juillet et décembre 2020, mais en adoptant une nouvelle position.
Que l’on en juge : plutôt que d’exonérer ou de condamner en totalité le preneur, le juge d’appel a décidé que les loyers devaient être adaptés en fonction de l’importance des contraintes auxquelles les locataires devaient faire face. Plus précisément, les loyers ont été jugés comme étant dus à 50% lors des périodes de fermeture totale, et à hauteur de 65 à 85% pour les autres périodes, en fonction de l’intensité des restrictions.
Sur quelle base juridique les magistrats se sont-ils fondés pour en arriver à de telles conclusions, surprenantes à première vue ?
Les différents jugements rendus reprennent tous le même raisonnement[8], raison pour laquelle nous en effectuerons une analyse conjointe.
En les examinant, on s’aperçoit que tout comme en mars et en mai 2021, le Tribunal rejette toute application de la perte juridique au sens de l’article 1722 du Code civil, rappelant que les interdictions ordonnées ne visent que l’exploitation et non l’immeuble en tant que tel. Elles n’ont donc pas d’effet sur la relation contractuelle entre un bailleur et un locataire.
Les locataires avaient cependant soulevé d’autres arguments pour obtenir une exonération. Notamment, ils arguaient d’une contrariété à la destination et d’une perte de jouissance, pointant notamment les obligations du bailleur de délivrer la chose, d’en assurer la jouissance et d’en garantir les vices et défauts (articles 1719 à 1721 du Code civil). De manière attendue, les juges d’appel rejettent l’argument en estimant que l’éventuelle perte de jouissance n’est pas du fait du bailleur et qu’en tout état de cause, le preneur conservait l’exclusivité de l’accès aux lieux.
Les locataires ont alors invoqué le trouble de droit pour échapper au paiement du loyer au motif que le bailleur doit, par application de l’article 1725 du Code civil, garantir le preneur de toute revendication d’un tiers sur la chose louée : là encore, on ne sera pas étonné de voir les juges rejeter ce moyen, en relevant que les mesures sanitaires ne peuvent pas être considérées comme une revendication du gouvernement ou d’un autre tiers quelconque sur la chose louée.
Un autre fondement invoqué, plus intéressant celui-là, est celui de la théorie de l’imprévision, permettant d’adapter le contrat en cas de bouleversement rendant impossible son exécution telle que prévue à l’origine.
Les juges d’appel relèvent à ce titre que cette théorie, contrairement au droit français, n’est pas consacrée par les textes de droit luxembourgeois, bien que son statut dans la jurisprudence luxembourgeoise ne soit pas « certain ». Ne prenant pas position sur ce débat, le Tribunal relève qu’en tous les cas, les locataires « ne rapportent pas la preuve d’un changement définitif de circonstances qui aurait rendu l’exécution du contrat excessivement onéreuse pendant la période de fermeture totale respectivement pendant les périodes intermédiaires », en précisant que les mesures étaient par nature temporaires.
La conclusion semble claire : les locataires ne peuvent se prévaloir de l’imprévision pour échapper aux loyers. Une affirmation qui doit cependant être nuancée.
Car en effet, le dernier argument des locataires, à savoir l’exécution de bonne foi des contrats, va faire mouche, et d’une manière qui fait fortement penser à une application « indirecte » de la théorie de l’imprévision.
Les locataires faisaient valoir que la volonté du bailleur d’obtenir le paiement intégral des loyers sans tenir compte des difficultés causées par les restrictions sanitaires constituait un abus de droit qui « dépasserait l’utile et le nécessaire », et qu’en application du principe de bonne foi, « il serait nécessaire d’avoir la possibilité de changer les modalités du contrat en cas de changement de circonstances exceptionnelles ». En d’autres termes, ils tentaient de faire revenir la théorie de l’imprévision par la petite porte.
Et alors que le Tribunal avait rejeté cette théorie en estimant que les conditions pour une modification du contrat n’étaient pas réunies, il va accepter d’adapter significativement le contrat sur la base du principe de la bonne foi dans son exécution et de moduler les montants dus, en fonction de la sévérité des restrictions.
Les juges estiment en effet que le principe de bonne foi suppose qu’une partie doit s’abstenir dans l’exécution du contrat de tout acte qui porte délibérément préjudice à son co-contractant, ce qui implique un devoir de solidarité et de loyauté envers l’autre partie et peut aller jusqu’à « imposer au créancier de faire preuve de modération dans l’exigence du respect de ses droits ».
Les magistrats ont ici cité une décision de la Cour de cassation française selon laquelle « une partie qui refuse obstinément de réviser un contrat devenu déséquilibré manque à son obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat »[9].
Pour vérifier si cette obligation a été respectée, les juges luxembourgeois notent qu’il faut apprécier le comportement des deux parties, chacune par rapport à l’autre. Et dans toutes les décisions qu’ils ont été amenés à juger à ce jour, ils ont estimé que les différents bailleurs ne se sont pas comportés de bonne foi, tandis que les locataires, pour leur part, ont tenté de payer tant bien que mal, ont informé leurs bailleurs de leur situation et cherché à aboutir à des solutions amiables. On peut donc penser qu’un locataire qui aurait cessé tout paiement sans chercher à obtenir un arrangement n’aurait pas bénéficié de la même décision.
Signalons que le comportement des bailleurs scruté par les juges dans les différentes décisions variait entre un bailleur qui refusait toute négociation[10], un bailleur qui avait accepté d’entrer en pourparlers mais avait stoppé les discussions au motif que les propositions du locataire étaient « insultantes »[11], et un bailleur qui avait tenté de trouver un arrangement avec son locataire sans y parvenir[12], non pas directement du fait du bailleur, mais au motif que le bailleur principal continuait lui à réclamer son loyer – il s’agissait d’une sous-location. Les exigences envers les bailleurs sont donc strictes, il ne suffit pas d’accepter une négociation pour pouvoir ensuite réclament l’intégralité des loyers en cas d’échec.
Dans tous les cas, c’est le fait d’exiger un paiement intégral après l’échec des négociations qui a été considéré comme abusif. Les juges estiment en effet que compte tenu des circonstances, « le principe d’exécution de bonne foi des conventions doit amener le bailleur à consentir une réduction de loyer, de sorte que les conséquences dommageables de la situation exceptionnelle ne soient pas uniquement supportées par un des cocontractants ». En somme, une application détournée de la théorie de l’imprévision, pourtant rejetée quelques lignes plus haut.
La négociation peut apparaître alors quelque peu biaisée si son issue doit être systématiquement une réduction de loyer, seule solution envisagée par les juges, qui ne semblent pas avoir considéré d’autres possibilités telles un report.
Les décisions ne sont cependant pas unilatéralement en faveur des locataires. Considérant que les locataires ont pu bénéficier d’un usage au moins partiel des lieux ainsi que d’aides gouvernementales, les magistrats relèvent qu’ils ne sauraient ainsi être totalement exonérés : une telle exonération reviendrait en effet à faire supporter les conséquences de la situation par le seul bailleur.
Ainsi, et comme évoqué plus haut, les juges ont procédé à des réductions du loyer en fonction de l’intensité des restrictions et de leur impact sur l’activité, à raison de 50% pour les périodes de fermeture totale, et de 15 à 35% pour les autres périodes.
Que faut-il conclure de ces décisions ? Elles constituent une incitation claire à négocier pour les parties, en limitant toutefois l’issue de la négociation à une réduction du loyer, plus ou moins importante selon les circonstances et la sévérité des restrictions, d’autres solutions comme un report de loyer ou un paiement fractionné ne semblant pas avoir été envisagée par les juges.
Il n’est toutefois pas certain que ces décisions fixent la jurisprudence. En effet, si l’on partage la préoccupation des juges de veiller à l’équilibre du contrat, et si l’on comprend que l’exceptionnalité de la crise doit être prise en compte, on s’interrogera tout de même sur cette application détournée de la théorie de l’imprévision, pourtant écartée quelques temps auparavant : il aurait été à notre sens plus cohérent de consacrer directement l’applicabilité de cette théorie, déjà évoquée dans certaines décisions luxembourgeoises, y compris en lien avec un éventuel abus de droit[13].
On peut également s’interroger sur le fondement cité par le Tribunal d’arrondissement, à savoir l’arrêt de la Cour de cassation française du 3 novembre 1992, duquel les juges déduisent « qu’une partie qui refuse obstinément de réviser un contrat devenu déséquilibré manque à son obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat ».
Ce parallèle nous semble discutable, car dans l’affaire jugée par la Cour de cassation française, le changement dans les circonstances économiques ne résultait pas d’un évènement extérieur, mais de l’un des contractants, dont les pratiques commerciales avec des tiers empêchaient son co-contractant de pratiquer des prix concurrentiels.
En outre, la Cour de Cassation française n’en a pas consacré un pouvoir du juge de modifier le contrat, même temporairement, mais seulement une obligation pour les parties de le renégocier.
En l’espèce, le Tribunal d’arrondissement va plus loin et modifie le contrat de lui-même en raison de circonstances exceptionnelles provoquées par un évènement extérieur, ce qui ressemble fort à la théorie de l’imprévision.
Au-delà de la cohérence du raisonnement juridique, on s’interrogera également sur les applications pratiques de ces décisions, difficilement prévisibles pour les parties, notamment s’agissant de l’ampleur de la réduction du loyer en fonction des contraintes : comment chiffrer la réduction à appliquer ? Le Tribunal ne donne pas de mode d’emploi précis sur ce point, tout juste peut-on dire qu’elles sont fonction de la manière dont l’activité est affectée par les restrictions.
Il est donc possible que la Cour de cassation, si elle est saisie, mette un coup d’arrêt à cette jurisprudence. A moins qu’elle ne décide d’en profiter pour consacrer explicitement la théorie de l’imprévision.
Quoi qu’il en soit, il serait bon de clarifier la situation. Le débat est en tout cas loin d’être terminé, mais dans l’attente du dénouement, un seul maître mot pour les bailleurs et les locataires : négociation (et/ou médiation) !
[1] La plupart des activités accueillant du public était interdite à compter du 18 mars 2020 jusqu’au 11 mai 2020 inclus, suivant règlement grand-ducal du 6 mai 2020 modifiant un précédant règlement du 18 mars 2020. Ensuite, l’article 2 de la loi du 25 novembre 2020 a ordonné la fermeture au public des établissements de restauration et de débit de boissons, fermeture restée en vigueur jusqu’au 6 avril 2021.
[2] Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement.
[3] Intégralement dans les décisions du 14 et du 21 janvier 2021, uniquement à hauteur de 50% dans la décision du 13 janvier 2021, mais dans laquelle le locataire n’avait pas sollicité d’exonération intégrale.
[4] TAL, 30 mars 2021 n° TAL-2020-09641
[5] TAL, 11 mai 2021 n° TAL-2020-003621
[6] TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480 ; TAL, 28 juin 2021 n° TAL-2021-00994
[7] TAL, 12 juillet 2021 n° TAL-2021-02935 et TAL-2021-03029 ; TAL, 12 juillet 2021 n° TAL-2021-04656
[8] A l’exception de la décision du 28 juillet 2021 n° TAL-2021-04656, mais dans laquelle le locataire n’avait invoqué que les contrariétés à la destination et la force majeure sans soulever d’autres fondements, ce qui ne remet pas en cause la solution de principe : on peut simplement en déduire que le juge ne soulèvera pas d’office un moyen permettant au locataire de s’exonérer du paiement
[9] Cass. com. fr., 3, novembre 1992, Bull. 92, IV, n° 338
[10] Décision n° TAL-2021-00994 du 28 juin 2021
[11] Décision n° TAL-2021-02935 et TAL-2021-03029 du 12 juillet 2021
[12] Décision n° TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480 du 28 juin 2021
[13] Voir sur ce point CSJ 23 décembre 1930, Pas. T. 12 (1930-1932) : « qu’il serait juste dans ce cas de limiter l’intervention du juge à la seule hypothèse où le maintien du contrat consacrerait un abus manifeste des droits dans le chef d’une des parties contractantes, abus nettement contraire à l’utilité sociale du contrat, comme s’il heurtait d’une façon flagrante la morale sociale ou s’il aboutissait à la ruine ou à un appauvrissement notable et injuste du débiteur ou à un enrichissement exagéré du créancier; qu’en effet, ce n’est que dans le cas où le contrat cesserait de répondre à son utilité sociale, qui est sa raison d’être, que l’intervention du juge pourrait se justifier »
Voir également Cour de cassation, 24 octobre 2013, Pas. T. 36 (2013-2014), rejetant l’imprévision non par principe mais parce que les changements ayant affecté la situation des parties étaient prévisibles